En cette période incertaine, il est d’usage de se tourner vers les grandes pandémies qui ont déjà traversé notre histoire pour en tirer des enseignements. De nombreux·ses chercheur·se·s se sont penché·e·s sur les actions du passé pour dessiner les cadres d’une sortie de crise. On pense facilement aux tenants et aboutissants biologiques de l’épidémie que nous subissons mais nous risquons d’omettre les répercussions philosophiques. Nos principes fondamentaux sont pourtant fortement bouleversés par la crise que nous traversons. Dans un espace public agité par l’épidémie, un regard éclairé est nécessaire.
Mélanie Heard est une chercheuse dont l’expertise permet de répondre à toutes ces questions essentielles auxquelles nous sommes obligés de répondre aujourd’hui, spécifiquement, celles qui confrontent le bien commun à nos libertés individuelles. La chercheuse définit ainsi ces dilemmes : “une situation de deux équivalences sous conflits qui doivent être satisfaites”.
Nous n’avons jamais fait face à autant de dilemmes et ceux-ci sont la spécialité de Mélanie Heard.
Philosophe, spécialiste des questions politiques de santé publique, la chercheuse a fait sa thèse sur les droits individuels lors de l’émergence de l’épidémie du SIDA et a notamment travaillé dans le cabinet de Marisol Touraine sur les questions de démocratie sanitaire.
Récemment, elle a été nommée au Conseil d'orientation de la stratégie vaccinale, placé auprès du ministre des Solidarités et de la Santé et présidé par le Professeur Alain Fischer : “Mon rôle est d’accompagner le gouvernement sur les enjeux de stratégie vaccinale et ceux de la communication sur le vaccin.”
Nous avons la chance de compter Mélanie Heard parmi les enseignantes du master AIRE de l’Université de Paris, au CRI. Elle enseigne aux étudiant·e·s le “Critical Thinking” (Esprit Critique) dans le parcours Learning Sciences.
ENSEIGNER L’ESPRIT CRITIQUE DANS UNE PÉRIODE AGITÉE
“Le cours remplit deux objectifs. Tout d’abord, un objectif de compétence : montrer que la pensée critique est une compétence et qu'elle peut se transmettre. Ensuite, parler des politiques éducatives. Pour cela, on analyse les controverses sur les politiques éducatives, telles que l’enseignement des compétences sociales. C’est un vrai plaisir pour moi de faire ce cours.”
Un cours qui a acquis une dimension toute particulière en cette période de pandémie. “Les étudiant·e·s viennent de parcours et d’horizons très différents. Chacun·e fait face à des inquiétudes différentes selon son pays et sa famille, tout le monde se rassemble le temps du cours, et c’est très émouvant.”
La pandémie leur permet d’aborder des dilemmes en santé publique, débats enrichis par “leurs parcours, leurs visions, leurs vécus. Nous avons, par exemple, travaillé sur le sujet des écoles: “fermer les écoles, est-ce un dilemme ou pas ?” C’était hyper intéressant.”
Mélanie Heard précise que ce qu’elle apprécie beaucoup au CRI “c’est cette liberté que l’on a dans la manière d’enseigner. Les étudiant·e·s répondent très favorablement à cette forme, ils/elles sont motivé·e·s, ils/elles nous suivent.”
Alors qu’elle enseigne au CRI, elle postule à un poste de “short term fellow” au sein du collaboratoire de recherche : “J’ai eu envie de m’intéresser au sujet de l’éducation et de l'école et de reprendre une activité de recherche sur les politiques éducatives. C’est ainsi que je me suis rapprochée du CRI. Il s’est avéré que les sujets de santé présentaient un grand intérêt au CRI et particulièrement dans ses relations avec les citoyen·e·s.”
Son sujet de recherche est retenu par le Scientific Advisory Board. Pendant 6 mois, le CRI, en sa qualité de Centre de Recherches Interdisciplinaires accueillera ses travaux qui interroge comment les citoyen·ne·s peuvent mieux participer dans le processus décisionnel des politiques de santé, avec une véritable réflexion sur les campagnes de vaccination.
DES RECHERCHES INTERDISCIPLINAIRES POUR AIGUILLER LES POLITIQUES PUBLIQUES
Les sujets d’expertise de Mélanie Heard sont la Philosophie, les Sciences Politiques et la Santé Publique. La combinaison de ces champs de recherche trouve son origine dans deux passions de la chercheuse, la philosophie et la …musique. “C’est lorsque j’ai organisé des concerts gratuits dans le cadre de la lutte contre le SIDA que j’ai relevé l'inquiétude, très philosophique, entre le sacrifice des libertés individuelles et la mise en place d’un dispositif contraignant pour le bien commun de tou·te·s. Nous pouvons illustrer ce dilemme avec le débat qui a eu lieu dans les années 90 sur la mise en place de la déclaration obligatoire du VIH.” C’est une véritable prise de conscience : “J’ai vu qu’avec des concepts de philo-politique, je pouvais faire de la philosophie qui éclairait les enjeux sur le terrain. C’est une démarche quasi-socratique, qui est celle d’aller sur le terrain et de mettre les gens face à leurs propres dilemmes.”
Elle choisit donc de s’intéresser à la santé publique et fait sa thèse avec l'Institut d’Etudes Politiques, financée par l’Agence Nationale de la Recherche sur le SIDA et les hépatites (ANRS) : “Un nouveau paradigme en santé publique : droits individuels et VIH/sida, 25 ans d'action publique en France.” Elle ancre profondément son travail dans le terrain de la lutte contre le SIDA, au côté des patient·e·s et des soignant·e·s “pour explorer les raisonnements, les modalités de décisions politiques.” Un sujet de recherche qui trouve un écho tout particulier dans la période que nous vivons : “Ce qui a différé avec le coronavirus en termes de gestion de la pandémie, c’est qu’au début, il n’y a pas eu de mesures coercitives publiques.”
LES SCIENCES CITOYENNES ET PARTICIPATIVES EN SANTÉ
Après sa thèse, Mélanie Heard est “devenue administratrice en politiques de santé, et j’ai travaillé à la Haute Autorité de Santé et Agence Ile de France et au cabinet de Marisol Touraine, [ministre des Affaires sociales et de la Santé], en tant que conseillère et sur les relations avec les associations de démocratie sanitaire. La démocratie sanitaire est une démarche qui vise à associer tous les acteurs de la santé dans le processus décisionnel des politiques publiques de santé.”
Un sujet interdisciplinaire que nous retrouverons dans son sujet de recherche au CRI, la place du citoyen dans les politiques de santé publique, ainsi que celles des sciences participatives et citoyennes.
Mélanie Heard décrit ainsi les sciences participatives en santé : “Les citoyen·ne·s sont informé·e·s de manière équilibrée* sur un dilemme et doivent tracer une voie de sortie. On fait appel à eux/elles pour leur expérience qui constitue une expertise mais il faut pour cela qu’ils/elles soient informé·e·s scientifiquement donc cela implique un échange avec des expert·e·s. On ne sépare pas l’expert du/de la citoyen·ne. Alors que pour les sciences citoyennes, ce sont les citoyen·nes qui produisent des données en quantité là où les scientifiques ne peuvent pas prétendre à cette masse de données. Je trouve, qu’en France, on est beaucoup dans une représentation des sciences citoyennes comme un domaine de science de recherche. On parle très peu de ce que les sciences citoyennes pourraient apporter au politique. On oppose toujours le côté politique au scientifique.J’essaie de développer ce sujet avec Terra Nova dont j’anime le pôle Santé.”
Mélanie Heard s’interroge toujours et nous interpelle sur les dilemmes soulevés par la Covid19, un de ces derniers écrits pose le questionnement de l’application TousAntiCovid, sa nécessité, sa mise en application notamment Comment l'adhésion volontaire des individus au "tracking" fera la différence, et quelles hypothèses retient-on pour qu'elle soit efficace ? Quel impact le traitement des données numériques est-il susceptible d’avoir sur la capacité des individus à adopter les comportements requis ? Et quels sont les enseignements que l'on peut attendre, en situation d'urgence sanitaire, d'une production d'informations en temps réel, pour les individus et pour les autorités ?
“Ce qui m’intéresse aujourd’hui ce sont tous les dilemmes de santé publique (notamment la question de la fermeture ou non des écoles). Le décisionnaire reste tributaire de l’expertise scientifique.”
L’interdisciplinarité et les sciences participatives et citoyennes sont autant de jalons que nous devons savoir utiliser pour surmonter les crises de notre temps.
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* Informer de manière complète, globale, sans partis-pris